« Après le plaisir de posséder des livres, il n'en est guère de plus doux que celui d'en parler. » Charles Nodier

"On devient bibliophile sur le champ de bataille, au feu des achats, au contact journalier des bibliophiles, des libraires et des livres."
Henri Beraldi, 1897.

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mercredi 12 avril 2017

Pierre-Jean Rémy: être bibliophile

Amis Bibliophiles bonjour,

Le catalogue de la vente de la Bibliothèque Pierre-Jean Rémy (Alde jeudi 6 octobre 2011) proposait une longue introduction, en trois parties: une introduction de Gabriel de Broglie, de l’Académie française, Président de la Société des Bibliophiles François, une biographie de Pierre-Jean Rémy, et enfin un texte court mais passionnant de Pierre-Jean Rémy, au sujet de son parcours en bibliophilie.

Jean-Pierre Angremy (1937–2010), connu principalement en littérature sous le nom de plume de Pierre-Jean Rémy est un diplomate, administrateur et écrivain français, membre de l’Académie française. Il a également publié sous d’autres pseudonymes : Nicolas Meilcour, Raymond Marlot, Jean-René Pallas, Pierre Lempety.

Ce texte d'une grande justesse "parle" aux bibliophiles.

« Depuis quelques années, j’en suis arrivé à une conception sûrement fort peu orthodoxe de la littérature, où toutes les manières d’aimer un livre se conjuguent au bout du compte en un même objet.
Je crois bien avoir commencé à acheter des livres aussitôt que j’ai appris à lire et, très vite, j’ai découvert les ivresses des bouquinistes. À douze ans, les livres neufs coûtent cher et c’est un plaisir vertigineux que de trouver « d’occasion » celui qu’on voudrait lire. Ou un autre. Ainsi, très vite, ce libraire, sous un porche de l’avenue de Clichy, où Dieu sait quel critique littéraire écoulait chaque mois, par douzaine, les « services de presse » qu’il recevait, prenant la précaution de découper seulement son nom en tête des dédicaces plus ou moins flagorneuses… 
Quelques-uns sont restés jusqu’à aujourd’hui dans ma bibliothèque, aux pages vilainement massicotées comme c’était alors la coutume pour les exemplaires de livres qu’on coupait encore, mais destinés, ceux-là à des critiques auxquels on croyait bon de mâcher la besogne. Le livre était alors une denrée d’abord comestible : je dévorais, j’avalais les livres, quelque soit leur valeur intrinsèque. « Services de presse », donc, bouquinés dans les boîtes des quais, livres de poche déjà balbutiants, ou nobles volumes de la collection Pléiade achetés de seconde main boulevard Saint-Michel que j’éprouvais une forme de jubilation à annoter, à corner, à trimballer avec moi comme n’importe quel livre ordinaire. Mais, déjà, j’accumulais…
Cela fait plus de quarante ans que je continue à accumuler ainsi, mais depuis un quart de siècle je recherche autre chose. Au début, ce furent des romans du XVIIIe siècle que j’achetais en édition originale tout simplement parce que, ayant passionnément relu Les Liaisons dangereuses et, voulant lire dans la foulée tout ce que je pourrais trouver dans les sillages des Liaisons et de Laclos, j’étais bien forcé d’en passer par là, puisque ces livres là n’avaient guère été réédités. Ainsi achetais-je, accumulais-je d’abord pour lire. Ainsi, entre l’écrit et le volume qui le contient, existait-il une adéquation de fait.
Mais j’étais bien loin de tout souci bibliophilique. Très vite, pourtant, j’ai cessé de les lire, ces dizaines, bientôt ces centaines de petits volumes reliés en peau, aux fers dorés, qui envahissaient les rayons de mes bibliothèques. À l’appétit du texte avait succédé une étrange fringale, une boulimie démente qui me faisait préférer vingt petits anonymes du XVIIIe siècle à une belle édition originale de ces fameuses Liaisons qui avaient été à l’origine de tout. Ce n’était toujours pas de la bibliophilie, mais l’esprit de collection poussé à son point le plus absurde. C’était tout Paris, tout Londres où je vivais que je parcourais sans fin en quête de Dieu sait quels Mémoires du Chevalier de X ou  Lettres de Madame Y…
Et puis, un jour, presque par hasard, j’ai acheté les deux volumes d’Un Grand Homme de Province à Paris. Je les ai payés beaucoup plus cher que mes petits romans inconnus, mais ça a été une sorte de révélation : la joie, la jouissance même de posséder, de regarder, de caresser un ouvrage que j’aimais infiniment tel qu’il avait été publié pour la première fois.
Ce fut un nouveau vertige. Du XVIIIe, j’avais fait un petit bond jusqu’aux années 1850 avec, au milieu, Stendhal. Depuis ma première lecture de La Chartreuse, mon amour de la littérature, sinon mon écriture, s’organisent autour de Stendhal. À la quête effrénée des « petits romans » a succédé celle de « Stendhal ». Très vite, ces achats d’abord sans retenue se sont concentrés autour de beaux exemplaires.

Je commençais à deviner sourdement qu’entre les premières lignes de La Chartreuse, voire celles du deuxième chapitre de La Confession d’un Enfant du siècle que j’admire presque également (« Pendant les guerres de l’Empire, tandis que les maris… ») et les volumes de l’édition originale qui les renferment, existe un lien mystérieux, peut être miraculeux, et d’autant plus profond que les volumes en question sont plus beaux, qu’ils portent un signe, une provenance… 
Cette découverte était évidente, mais encore incertaine. D’ailleurs de Stendhal et Musset, j’en arrivais très vite à beaucoup d’autres. Mais, de même que je savais relire autrement De l’Amour après en avoir sorti tour à tour de mes rayons l’édition de 1822, puis celle remise dans le commerce en 1833 avec le nom de Stendhal, de même éprouvais-je un plaisir presque identique à lire Champavert avec devant moi un exemplaire de l’édition de 1833 relié en maroquin rouge, contenant le dessin original du frontispice et dédicacé par Petrus Borel à Cordelier Delanoue, mais aussi offert par Maurice Barrès à Maurice Donnay. 
Or, quelque soit l’intérêt amusé que nous portions à Petrus Borel, nous savons bien que Madame Putiphar n’est pas L’Abesse de Castro : amoureux sans frein de beaucoup d’écrivains et écrivain dont toute l’écriture repose d’abord sur celle des autres, j’étais sûrement devenu bibliophile mais je me demande si, quelque part en cours de route, je n’avais pas un peu oublié la littérature… D’ailleurs, je ne lisais ni L’Abbesse de Castro, ni Le Rouge et le Noir dans ces précieuses éditions : il ne fallait pas les abîmer, n’est-ce pas ?
Le reste ne s’explique pas ; Ou peut-être, l’explication est-elle très simple. À force de rechercher des exemplaires tels que ce Champavert portant tant de signatures, je n’ai plus pu les payer. D’ailleurs, avais-je vraiment besoin de ce Champavert là ? Voire d’un Champavert quel qu’il soit ? Dans le même temps, Éluard, Char, Segalen, Saint-John Perse, mais aussi Yves Bonnefoy, Francis Ponge : je retrouvais la poésie. La poésie de ce siècle. Et le roman de ce siècle, Proust ou Julien Gracq, j’ai commencé à les rechercher en sachant que je pourrais peut-être, avec le temps, la patience, trouver le plus bel exemplaire possible de ces textes uniques qui me font, lecteur ou écrivain, l’écrivain et l’homme que je suis.
Et c’est ainsi que je suis arrivé aujourd’hui à cette conception, que j’ai dite sûrement peu orthodoxe, de la littérature. Les lignes d’Anabase ou des Vents trouvent leur vrai grandeur dans l’admirable typographie qu’a voulue Saint-John Perse, sur le papier de tête, Hollande ou Chine, pour lequel il semble avoir été pensé et dans le format même du livre. Quant au volume lui-même, habillé de cette reliure, devant moi, qui lui donne une forme, un toucher, une texture presque vivante, il en devient objet mais aussi livre, écrit même, à proprement parler unique. 
Les mots de Saint-John Perse ici, ceux de Char, de Gracq là s’avancent en une manière de costume de scène sur le théâtre de ma littérature : celle que je me fabrique, le miel que je me fais pour moi à partir des mots des autres. 
Je peux dès lors revenir en arrière, retrouver Stendhal ou espérer Maurice Scève : je sais que ma quête du livre idéal devient celle du livre que j’admire et dont la richesse qu’il porte intrinsèquement en lui renforce encore le poids qu’il va peser en moi. Comme si la volonté de l’auteur d’avoir choisi cette édition là, ce tirage précis, l’envoi qu’il a pu y inscrire, le soin du relieur qui l’a parfois habillé participaient aussi, de manière obscure, indécise, poétique en somme, à ce qui est création littéraire, poésie. Et comme si, surtout, je me savais plus riche de lire ce volume là précisément puisque, à présent, je tente autant que je le peux de relire les livres que j’achète dans ces exemplaires mêmes que je traque à travers le monde. »
Pierre-Jean Rémy

2 commentaires:

Gonzalo a dit…

C'est un très beau texte, en effet ; et qui nous parle à tous, j'imagine.

calamar a dit…

en effet, beau texte - qui suppose tout de même de prendre suffisamment de recul :) personnellement j'en suis bien incapable :)

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